LE MANIFESTE

Depuis les attentats de Charlie Hebdo, et sans doute encore plus depuis les élections de Donald Trump aux Etats-Unis et de Jair Bolsonaro au Brésil, l’éducation aux médias et à l’information (EMI) est présentée dans le champ médiatique comme l’un des principaux outils de prévention de la radicalisation et de lutte contre les fausses informations. Depuis 2015, le gouvernement a d’ailleurs, d’année en année, augmenté le budget alloué à l’EMI, devenue un élément central du discours institutionnel. 

Pour certaines associations, médias traditionnels ou alternatifs, ce “marché” de l’éducation aux médias représente une aubaine économique, notamment pour celles et ceux qui ont vu leurs ressources diminuer drastiquement ces dernières années. Les ateliers destinés à faire travailler « l’esprit critique » de la jeunesse française se sont donc multipliés, et connaissent un franc succès. D’après un sondage commandé par La Croix, 88% des Français y sont favorables. 

Toutefois, ce consensus de façade masque des lignes de fracture idéologiques et politiques qu’il est nécessaire d’interroger, que ce soit dans la conception des dispositifs d’EMI ou dans la définition des publics visés – jeunesse, quartiers populaires, zones rurales. On observe également une tension entre les acteurs de terrain – éducateurs, journalistes, enseignants –  et les décideurs politiques lorsqu’ils sont confrontés à la réalité complexe des pratiques médiatiques des participant.e.s à ces ateliers. 

Commençons par rappeler que l’éducation aux médias et à l’information ne date pas d’hier. Education populaire, éducation à l’image, médias participatifs, CLEMI (Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information) : depuis des décennies, elle existait déjà à travers d’autres approches, portée par une diversité d’acteurs de l’éducation et de la culture. Or, la manière dont la politique publique s’en empare aujourd’hui pose question : cherche-t-on à en faire une pratique émancipatrice ou vise-t-on à raccrocher les citoyen.ne.s à une lecture « républicaine » des médias traditionnels ? Ce questionnement est d’autant plus important aujourd’hui que l’EMI est très peu définie publiquement et dans le détail. 

En 1996, Jacques Piette, auteur de l’essai “Education aux médias et fonction critique”, développait l’idée selon laquelle l’EMI participerait à “déconstruire les médias servant l’aliénation culturelle des masses et à l’appauvrissement des points de vue divergents dans la société”. Vingt-deux ans plus tard, dans son discours de présentation du plan national de prévention de la radicalisation, le premier ministre Edouard Philippe affirmait quant à lui la volonté de systématiser l’éducation aux médias et à l’information, pour permettre aux élèves “de se prémunir, en particulier contre les théories complotistes”. Entre ces deux grilles de lecture, un fossé.

A travers ce livre, nous cherchons à définir ce qu’est, pour nous, l’éducation aux médias et à l’information, en intégrant les enjeux politiques actuels auxquels elle vient répondre, les postures pédagogiques qui la nourrissent ainsi que le langage employé pour la justifier. Pour cela, nous partons, en tant que collectif, d’un positionnement commun. Notre point de départ est le suivant : l’éducation aux médias et à l’information ne doit pas être cantonnée à un rôle de lutte contre la désinformation ni être l’apanage des médias institutionnels, des journalistes ou des écoles de journalisme. Il nous semble en revanche indispensable de la penser en considérant le travail mené par les acteurs qui la pratiquent depuis de nombreuses années : les structures d’éducation populaire, les associations de quartiers, les médias de proximité. 

En la pensant avec les lunettes de l’éducation populaire, nous l’envisageons non comme une simple lecture du monde via le prisme des médias, mais comme la construction d’une lecture critique de la société et de ses représentations médiatiques. Se rattacher à ce champ pédagogique et politique, c’est d’abord considérer que l’éducation aux médias et à l’information n’est pas neutre. C’est également affirmer que l’EMI doit s’articuler sur des utopies de changement et d’émancipation, que la déconstruction des représentations médiatiques a pour objectif de transformer la société pour la rendre moins injuste, et qu’elle a comme vocation de rendre le “public” acteur de l’information.

Si les formes évoluent, à l’instar des usages numériques, l’objectif vise toujours l’appropriation médiatique par la participation. C’est notamment le cas dans le champ de l’audiovisuel participatif, fédéré depuis trente ans, où l’EMI consiste à accompagner le public à repenser sa médiatisation en produisant ses propres récits et en s’inscrivant dans un collectif. En ce sens, nous l’envisageons comme une méthodologie reposant sur la construction d’un savoir commun, mêlé de théorie et de pratique, qui puisse avoir un impact réel sur la vie des gens.

Cette pensée repose sur les engagements divers des membres de notre comité éditorial, mais aussi sur des attaches territoriales dans les Hauts-de-France. Lieu historique de l’éducation populaire, la région héberge aussi des dispositifs scolaires – classes médias, semaine de la presse à l’école – accompagnés avec succès par le CLEMI depuis près de trente ans. Terre d’accueil des premières résidences de journalistes mises en place par le Ministère de la Culture à Dunkerque, Valenciennes et Roubaix, les Hauts-de-France ont compté parmi les premiers territoires d’expérimentation de nouvelles actions autour de l’EMI suite aux attentats de 2015. Ces dernières ont rapidement bénéficié d’un suivi universitaire, à travers les projets de recherche et de recherche-action du laboratoire Geriico de l’université de Lille, spécialisé sur ces questions. 

Différents articles se sont ainsi intéressés à de nouvelles initiatives médiatiques, comme le Labo 148, média jeune participatif hébergé par la Condition Publique, structure culturelle basée à Roubaix. Cette effervescence a abouti à la naissance d’EMI’cyle, un réseau régional  d’acteurs de l’éducation aux médias et à l’information – journalistes, artistes, universitaires, associatifs. Mu par l’envie commune de décloisonner cette pratique, ce réseau s’inscrit dans ce qu’a déjà construit l’éducation populaire sur le sujet. Comme les autres, il se confronte aux difficultés subies par le monde associatif depuis de nombreuses années : sensation de ne pas faire le poids face aux géants du secteur, diminution des subventions, précarisation du salariat associatif, dépendance aux appels à projet et donc aux thématiques décidées par les institutions. A l’heure où le milieu est rendu concurrentiel par les modes de financement des associations, nous affirmons la volonté de faire ensemble afin de consolider le maillage territorial existant.

A travers ce livre, nous souhaitons mettre en lumière un certain nombre d’acteurs et de démarches qui nous semblent au coeur de ces questionnements, et apporter une lecture critique de leur histoire ou de leurs actions. C’est aussi notre propre démarche que nous interrogeons, pour éviter de répéter les mêmes mots-valise qu’ailleurs sans leur donner un sens réel : émancipation, numérique, réappropriation de la parole, esprit critique… Autant d’expressions présentes dans le langage des politiques publiques que nous souhaitons passer en revue pour construire notre propre langage et nos propres définitions. 

Pour prendre un exemple précis, l’unanimisme autour de la pédagogie “par le faire” est une bonne illustration des tensions qui nous animent. D’un côté, l’idée que de nombreux acteurs – nous les premiers – vantent superficiellement les mérites de cet axe pédagogique, sans réellement questionner ce que la pratique recouvre. De l’autre, un discours institutionnel qui met en doute notre capacité à faire de la “vraie” éducation aux médias et à l’information. D’où nos interrogations : aujourd’hui, qui est légitime dans le champ de l’EMI ? Et surtout, selon quelles méthodes, autour de quelles valeurs ?

L’enjeu, pour nous, est d’inverser le regard. Quand on nous demande ce que l’EMI suscite chez les jeunes, réfléchissons aussi à ce qu’elle transforme chez les journalistes, à ce qu’elle implique dans les institutions. Questionnons la représentation des journalistes chez les jeunes mais aussi celles des jeunes chez les journalistes ; pensons l’éducation aux médias et à l’information comme un outil de médiation culturelle ou numérique. Autant de partis pris qui nous rapprochent à nouveau du champ des pédagogies critiques et de leur évolution historique, qui font écho aux expériences que nous rencontrons sur le terrain. 

Car si le mouvement de l’éducation populaire est hétérogène, nous nous retrouvons dans le courant éducatif et pédagogique qui a accompagné luttes citoyennes et mouvements de résistance. Le Brésilien Paulo Freire, l’un de ses premiers et principaux penseurs, a notamment théorisé ce double mouvement de politisation de l’éducation et de pédagogisation de la politique et tenté de l’appliquer à travers un large projet d’alphabétisation et de refonte du système éducatif. Pour Freire, l’objectif de l’éducation est que les éducateurs et les “éduqués” apprennent ensemble et de manière horizontale à lire la société de manière critique “pour écrire leur propre histoire”. Pour cela, l’éducateur doit partir de l’expérience sociale et quotidienne vécue par les élèves et problématiser cette expérience au contact des autres et du savoir dit savant. 

Très orientée sur une lecture à travers les classes sociales, l’éducation populaire de Paulo Freire a ensuite muté au contact d’autres écoles de pensées, comme celle du théoricien politique italien Antonio Gramsci ou celle de la militante afro-américaine Bell Hooks. Ainsi, la vision de Freire s’est enrichie d’autres idées, comme celles d’hégémonie, de politique culturelle et de mouvements sociaux, qui ont amené à penser l’école comme un espace d’innovation pédagogique. 

En plus d’une conscience de classe, nous sommes passés à la reconnaissance de la subjectivité des acteurs et de leurs points de vue situés. Ceux d’hommes, de femmes, de personnes racisées, d’adolescent.e.s, etc. Nous nous retrouvons dans cette envie de ne pas seulement construire une “méthode”, mais bien de proposer collectivement une pensée et des projets pédagogiques fondés sur le dialogue et le partage de savoirs à la fois savants et empiriques.

C’est tout l’objectif de ce livre à l’heure où sept Français sur dix n’ont plus confiance en l’indépendance des journalistes et des médias (baromètre annuel du quotidien La Croix). Il nous semble indispensable de réinventer nos pratiques professionnelles, de construire collectivement des espaces de parole, de tracer les contours du rapport de notre société à l’information à travers des objectifs visant une transformation sociale vers une société moins inégalitaire. Et contribuer ainsi à une pensée critique qui nous permette d’affirmer combien l’éducation aux médias est forcément politique.

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Last modified: 1 mars 2023

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